CHAPITRE 4
Nicolas, épuisé, s’extirpa de l’eau et prit pied sur la rive vaseuse, serrant Dahlia contre sa poitrine. Il resta allongé sur le dos, les yeux rivés sur la nuit étoilée. Les nuages qui tourbillonnaient au-dessus de sa tête indiquaient qu’un orage était imminent. Il avait parcouru plusieurs kilomètres en nageant, puis quelques-uns de plus en marchant dans les roseaux avec de l’eau jusqu’à la taille. Des troncs d’arbres se dressaient hors de l’eau, telles des sentinelles silencieuses gardant de minces bandes de terre. Il était à bout de forces et son torse lui faisait mal. Il espérait que cela ne signifiait pas que sa blessure s’était rouverte, surtout après toutes ces heures passées dans l’eau du bayou.
Il regarda la jeune femme immobile couchée sur lui. Ils étaient tous les deux maculés de vase noire. Il écarta des mèches de cheveux noirs de son visage.
— Dahlia. Réveillez-vous.
Elle avait fini par perdre connaissance dans le canal, après avoir résisté avec acharnement pour retenir le flot d’énergie et ne pas trahir leur position. Elle avait courageusement suivi son rythme jusqu’à ce que son corps rende les armes.
— Vous commencez à m’inquiéter, reprit-il.
C’était la vérité, même s’il s’interdisait généralement de ressentir de l’inquiétude. C’était un sentiment infructueux qu’il évitait à tout prix. Il la secoua doucement.
— Allez, la Belle au bois dormant, réveillez-vous.
Nicolas s’assit sans tenir compte des protestations vigoureuses de son corps. Dahlia semblait très vulnérable, d’une grande pâleur sous la vase. Le simple fait de la regarder lui remuait bizarrement l’estomac. Il gardait généralement un contrôle absolu sur ses émotions, et pourtant Dahlia avait éveillé en lui un sentiment endormi depuis longtemps, et de toute évidence profondément ancré dans son être. Mais il ne parvenait pas à l’identifier, et cela le mettait mal à l’aise.
Un coup de tonnerre éclata juste au-dessus de leurs têtes, faisant vibrer les arbres et trembler le sol. Une forte pluie s’abattit sur eux en un lourd déluge qui les trempa en quelques secondes. Dahlia s’agita, et son corps menu se recroquevilla pour minimiser l’impact douloureux des grosses gouttes. Elle tourna la tête pour tenter de se protéger le visage. Ses cils papillonnèrent, ce qui attira l’attention de Nicolas sur leur longueur démesurée. Elle leva les yeux vers lui. Il aperçut un éclair de peur, vite réprimé. Elle regarda autour d’elle et glissa de ses genoux pour rompre le contact physique.
— J’imagine que j’ai dû m’évanouir. C’est toujours pareil en cas de surcharge. (Elle rencontra son regard avant de détourner les yeux.) Ça peut être gênant.
Il haussa nonchalamment les épaules.
— Moi aussi, je suis un GhostWalker, vous vous rappelez ? Je comprends ce que vous ressentez.
Il se remit sur ses pieds et lui tendit la main pour l’aider à se relever. Dahlia hésita un instant avant d’accepter.
— Je ne sais toujours pas ce qu’est un GhostWalker. (Elle jeta un coup d’œil prudent autour d’elle.) Vous nous avez menés au bon endroit. La cabane du trappeur est par là, ajouta-t-elle en indiquant un point sur leur droite.
Nicolas mit son sac sur son dos.
— Vous rappelez-vous le professeur Whitney ? Peter Whitney ?
Il la regarda attentivement. Son visage changea et se ferma instantanément. Le retrait ne fut pas seulement physique ; elle ferma également son esprit. Nicolas perçut cette coupure qui lui fit l’effet d’un choc. Il en resta assommé. N’étant pas sûr de pouvoir camoufler son émoi, ce fut lui qui détourna les yeux vers la direction qu’elle avait indiquée, avant de se mettre en route.
— Je me souviens de lui, répondit-elle.
Sa voix était sourde et pleine de dégoût.
— Avez-vous fini par comprendre ce qu’il vous a fait ?
Nicolas garda une voix neutre et continua de marcher devant elle en lui tournant le dos pour lui épargner d’avoir à lui cacher son expression. Ou peut-être était-ce lui qui voulait dissimuler ses sentiments, il ne savait pas exactement. Avant de se lancer sur la piste, il avait remarqué qu’elle frissonnait, signe que son corps réagissait à la rigueur des conditions. En dépit du déluge, l’air restait étouffant. Il eut envie de la prendre dans ses bras et de la serrer très fort contre lui. Il secoua la tête pour tenter de se débarrasser de ces pensées absurdes.
Dahlia écoutait la pluie tomber. Elle avait toujours trouvé cela apaisant. Même en ce moment, trempée jusqu’aux os, elle parvenait à se détendre et à oublier une partie d’elle-même. La partie qui faisait du mal aux gens. Qu’elle ne pouvait jamais contrôler. Lorsqu’elle s’asseyait sous la pluie, cela la purifiait.
— J’ai l’impression que Whitney m’a volé ma vie. Mais en même temps, j’ai le sentiment de lui être redevable. Il a construit ma maison et engagé Milly et Bernadette. Il m’a aussi procuré tout ce dont je pouvais avoir besoin ou envie. Mon cerveau nécessite…
Elle s’interrompit et tourna les yeux vers les arbres silencieux qui les entouraient, de peur de s’humilier par des larmes. Elle était épuisée et vulnérable, dominée par un tel chagrin qu’elle parvenait à peine à respirer. Elle ne pouvait même pas regarder le dos de Nicolas, qui marchait devant elle et continuait à parler du professeur Whitney.
— Vous n’êtes pas seule, Dahlia. Whitney a ramené plusieurs petites filles, des nourrissons pour la plupart, de différents pays étrangers. Il les trouvait dans des orphelinats, et sa fortune lui permettait de lever tous les obstacles. Personne ne voulait de ces enfants, et lorsqu’il payait pour les acheter, les autorités fermaient les yeux et ne posaient aucune question.
Le cœur de la jeune femme accélérait à chaque mot prononcé par Nicolas. Elle se força à écouter la cadence de sa voix. Celle-ci était vierge de toute inflexion, mais la prudence qu’il mettait à prononcer ces phrases en disait long. Nicolas n’était pas aussi insensible qu’il en avait l’air.
— J’étais l’une de ces petites filles.
— Oui.
Il s’arrêta sur la petite bande de terre ferme et observa le bouquet d’arbres qui poussaient dans l’eau, droit devant eux.
— Nous allons devoir traverser ce bois.
Dahlia soupira.
— Je vous avais dit que ce serait difficile. Désolée.
Nicolas tourna la tête et lui sourit. Cet éclair fugace lui illumina à peine les yeux, mais réchauffa le cœur de la jeune femme.
— Ce n’est pas grave, nous sommes déjà trempés.
Un sourire réticent apparut sur les lèvres de Dahlia.
— J’en ai bien l’impression.
— Est-ce que la pluie a au moins rincé la boue ?
Elle pencha la tête. Un éclair amusé passa dans ses yeux.
— En fait, elle laisse sur votre visage des traces assez effrayantes. Je crois que vous réussiriez à faire peur à un alligator.
— Avant de vous moquer de moi, vous feriez bien de vous regarder dans une glace.
Nicolas commit alors l’erreur de vouloir essuyer une trace de boue sur le visage de Dahlia. Sa gaieté disparut aussitôt et elle recula pour éviter le contact. Nicolas laissa retomber sa main.
— Faisiez-vous aussi partie des enfants que Whitney a achetés dans ces orphelinats ? demanda-t-elle en le regardant droit dans les yeux, avec un air de défi presque belliqueux.
Nicolas entra dans l’eau. Elle était plus profonde qu’il l’avait cru. Il tendit la main en arrière et prit le poignet de Dahlia entre ses doigts, cette fois-ci sans lui laisser le temps de l’éviter. Elle commença par résister instinctivement, mais il la vit serrer les mâchoires et pénétrer dans l’eau noire juste à côté de lui.
— Je suis arrivé plus tard, répondit-il nonchalamment, feignant de ne pas avoir remarqué son aversion pour les contacts physiques.
L’eau arrivait au-dessus des seins de Dahlia, presque à ses épaules.
— Qu’a-t-il fait ?
— Il pensait pouvoir amplifier les capacités psychiques. Il se disait qu’en dénichant des enfants montrant les prémices d’un talent, il réussirait à développer leurs pouvoirs et à les rendre plus aptes à défendre leur pays. Il a installé les petites filles dans son laboratoire et engagé des nounous pour s’occuper d’elles, puis il a commencé ses expériences.
— Que nous a-t-il fait exactement ?
— Est-ce que vous vous souvenez de Lily ?
Il s’arrêta pour la regarder ; sa question lui avait coupé le souffle.
— Je ne pensais pas qu’elle existait réellement, répondit-elle, abasourdie.
— Elle est tout ce qu’il y a de plus réel. Whitney l’a gardée à ses côtés après s’être débarrassé de toutes les autres. Il lui a dit qu’elle était sa fille biologique et l’a élevée comme telle. Elle n’était pas au courant de ce qu’il lui avait fait subir. Elle savait simplement qu’elle était différente et qu’elle ne pouvait pas supporter longtemps la compagnie d’autres personnes. Elle a mené une vie assez solitaire. Lorsque certains des membres de mon unité ont trouvé la mort et que Whitney a soupçonné qu’ils avaient été assassinés, il lui a demandé de travailler sur le projet pour l’aider à comprendre ce qui nous arrivait. Malheureusement, il a été tué à son tour avant de pouvoir nous dire quoi que ce soit. Lily l’a découvert et nous a tous aidés. Depuis, elle n’a cessé de chercher à localiser les autres petites orphelines. C’est comme cela qu’elle a découvert le sanatorium, et vous.
Dahlia se frotta les tempes.
— J’en ai mal au cœur pour elle. Elle a dû beaucoup souffrir en apprenant la vérité sur Whitney. Je me souviens qu’elle était très gentille. Je me sentais toujours mieux lorsque j’étais avec elle.
— C’est une stabilisatrice. Tout comme moi. Nous capturons les émotions, et dans une certaine mesure l’énergie, pour en soulager les autres et leur permettre d’évoluer normalement. Jesse est-il un stabilisateur ?
Il glissa sciemment cette question dans le cours de la conversation tout en recommençant à avancer, la tirant derrière lui.
— Je n’en sais rien. Il devait l’être. Je me sentais plus à l’aise en sa présence. Je ne me suis jamais véritablement demandé pourquoi. J’étais plus calme et me contrôlais mieux lorsqu’il était là.
Nicolas sentit une étrange brûlure dans son ventre. Sa poitrine se serra.
— Vous étiez proche de lui ? demanda-t-il d’un ton parfaitement neutre.
Elle le regarda furtivement, tout à coup nerveuse sans savoir pourquoi.
— J’imagine que oui. Plus proche que je ne l’étais de la plupart des gens. Je ne connais pas beaucoup de monde. Pour moi, Jesse faisait partie de ma famille, au même titre que Milly et Bernadette.
Il y avait de l’honnêteté dans sa voix. De l’innocence. Il expira lentement, quelque peu honteux de sa réaction. Il découvrait des choses sur lui-même, des traits de caractère dont il ne se serait jamais cru doté jusque-là. Et cela n’avait rien d’agréable.
— Je suis désolé pour vos deux amies, Dahlia. Elles étaient déjà mortes lorsque je suis arrivé. J’ai réussi à abattre l’homme qui a tiré sur Jesse, mais ensuite la situation s’est un peu compliquée.
— Je suis sûre que vous les auriez sauvées si vous l’aviez pu, répondit-elle sincèrement. Dites-m’en plus sur Whitney. Que nous a-t-il fait ?
La simple mention de ce nom ressuscitait des souvenirs qu’elle s’était donné beaucoup de mal à effacer.
— Lily pourra vous donner tous les détails techniques, si cela vous intéresse. Elle nous a tout expliqué, mais je n’ai compris qu’un tiers de ce qu’elle disait. En gros, il a éliminé tous les filtres de nos cerveaux. Nous sommes en permanence en surcharge sensorielle. Bien entendu, il est allé un peu plus loin que cela, et a utilisé des impulsions électriques et des drogues sur mesure, mais cela vous donne une idée générale. Nous percevons et entendons des choses, et sommes capables d’exploits inaccessibles au commun des mortels, mais le prix à payer est énorme. Moi, au moins, j’étais volontaire. Vous, vous n’avez pas eu le choix. Whitney aurait bien des comptes à rendre.
— C’est vrai.
Dahlia ferma de nouveau les yeux pour lutter contre le déluge de souvenirs lugubres. Des pleurs d’enfants. Une douleur qui lui ravageait la tête jour et nuit. Une silhouette indistincte qui les observait en permanence, sans un sourire, jamais satisfaite. Inhumaine. C’était comme cela qu’elle le voyait. Comme un bourreau dénué du moindre sentiment. C’était un monstre tout droit sorti de ses cauchemars, une entité qu’elle repoussait dans les recoins les plus profonds de son esprit et à laquelle elle essayait de ne jamais penser.
— Dahlia ?
Nicolas l’attira au creux de son épaule. Elle ne s’en rendit même pas compte, ce qui en disait long sur sa souffrance. Malgré son aversion pour les contacts physiques, elle resta contre lui. Il la sentait frissonner sous ses vêtements détrempés.
— Je ne veux pas vous angoisser. Vous avez eu une rude journée. Nous pouvons poursuivre cette conversation une autre fois.
Dahlia leva la tête et manqua de trébucher. Le ciel nocturne était sombre et nuageux, accordé à son cœur en lambeaux.
— Il faut que je fasse attention. (Elle tentait de conserver un ton aussi neutre que celui de Nicolas.) Si je me laisse aller à certaines sensations, les choses tournent mal.
Elle regarda le visage du soldat. Dans l’obscurité, il semblait non pas de chair, mais taillé dans le granit. C’était une magnifique sculpture dotée d’yeux incroyables.
— Est-ce à cause de lui ? reprit-elle.
— Oui.
Il n’avait aucune raison de le nier. Peter Whitney était mort, assassiné par un homme bien plus dénué de scrupules et bien plus dangereux que le professeur l’avait jamais été.
— Je suis désolé. J’aimerais pouvoir vous dire que nous avons trouvé un antidote, mais ce n’est pas le cas. Nous avons découvert un moyen de faciliter la vie en communauté, mais jusqu’ici il n’existe aucune façon d’inverser le processus.
L’eau devenait moins profonde. Dahlia attendit qu’ils arrivent sur la terre ferme avant de chercher à se repérer.
— C’est par là, derrière ce bouquet d’arbres. La cabane est petite, et nous n’aurons pas d’eau chaude, mais nous improviserons. Elle se trouve au bord d’un canal qui traverse l’île de part en part. À part quelques vieux trappeurs, les gens du coin y viennent rarement, car elle est très difficile d’accès.
Elle parlait vite dans l’espoir d’empêcher les explications de Nicolas de s’incruster dans son esprit. Jusqu’à ce qu’il lui dise qu’il n’y avait aucun moyen d’inverser le processus, elle ne s’était pas rendu compte à quel point elle avait espéré l’existence d’un remède miracle.
Elle se força à hausser les épaules.
— Je suis vivante. Est-ce que je vous en ai remercié ? Je ne pense pas que j’aurais réussi à m’échapper toute seule. J’aurais essayé de secourir Jesse sur-le-champ, alors qu’ils étaient encore tous là. Vous pensez qu’ils l’ont torturé pour le forcer à leur dire où j’étais ?
Nicolas passa un bras autour de sa taille, la souleva pour lui faire franchir un tronc pourri, puis la reposa sans même ralentir le pas.
— Les hommes de ce genre pratiquent la torture par pur plaisir. Ils n’ont pas besoin d’excuse.
Au détour d’une courbe du sentier, ils aperçurent la cabane. Elle était construite sur la rive d’un canal, comme l’avait précisé Dahlia, et l’un de ses murs menaçait fortement de s’écrouler. Le bois était fendu par endroits. L’une des fenêtres était bouchée à l’aide d’un sac de toile, mais la porte de travers était verrouillée.
— Je sauverai Jesse, déclara Dahlia en regardant le cadenas.
C’était un modèle simple, à combinaison. Alors que Nicolas tendait la main pour le saisir, les chiffres se mirent à tourner. Les gorges s’enclenchèrent et le cadenas se déverrouilla. Tout cela se passa très vite, et Nicolas comprit que Dahlia avait agi sans le moindre effort. Elle tendit le bras, l’ôta du loquet et poussa la porte.
— Il n’est pas question que je le laisse entre les mains de ces hommes.
— Je n’en attends pas moins de vous.
Il jeta un coup d’œil dans la petite pièce. Un matelas rempli de mousse végétale était posé à même le sol.
— C’est l’un des nôtres.
Dahlia le regarda attentivement.
— Whitney a fait des expériences sur lui ?
— Il est télépathe. Je n’avais jamais rencontré de télépathe naturel aussi puissant. Je dirais qu’il a été amplifié, et pour autant que je sache, Whitney était le seul à savoir faire cela. (Nicolas sortit sa gourde de son sac et la tendit à Dahlia.) Il nous en reste beaucoup. Buvez tout votre soûl. (Il étudia une nouvelle fois la pièce.) Ce n’est pas un hôtel cinq étoiles, n’est-ce pas ?
Dahlia serra ses bras autour de sa taille pour tenter de contrôler ses tremblements ininterrompus. Plus que tout au monde, elle désirait être seule. Elle ne se rappelait pas avoir déjà passé autant de temps avec quelqu’un, pas même Milly ou Bernadette. Elle adressa un sourire forcé à Nicolas.
— Je sors quelques minutes, donc si vous avez besoin d’intimité pour vous sécher ou vous changer, la cabane est à vous.
— Ce n’est pas la peine de monter la garde pour l’instant. Si quelqu’un approche, je le sentirai. Mon sac est étanche. Enfin, en théorie. (Il posa son fusil sur la table branlante et sortit une chemise propre.) Mettez ça, et nous étendrons vos autres vêtements pour les faire sécher.
Dahlia prit la chemise à contrecœur et observa Nicolas démonter le fusil. Il sécha chacune des pièces, puis les huila. Dahlia balaya la pièce du regard. Celle-ci n’offrait pas la moindre possibilité d’intimité. Elle se dirigea donc vers le coin le plus éloigné et lui tourna le dos.
— Vous devez vous préparer à l’idée que votre ami soit mort, Dahlia.
Elle jeta ses habits mouillés par terre.
— Il s’appelle Jesse. Jesse Calhoun.
Elle lança un coup d’œil derrière elle pour voir si Nicolas la regardait, mais il lui tournait toujours le dos. Elle ôta son fin soutien-gorge bleu pâle, qui rejoignit le tas de vêtements trempés et boueux, puis enfila rapidement la chemise sèche.
— Je ne vois pas quel intérêt ils auraient à le tuer. Si cela avait été leur intention, ils l’auraient fait au sanatorium. Ils s’en servent comme appât pour me piéger. Quel autre motif auraient-ils ?
Elle enleva son jean et sa petite culotte en s’efforçant de ne pas ressentir de gêne et de faire comme si de rien n’était.
— Je suis d’accord avec vous. Ils l’ont emmené comme garantie. Ils se sont dit que, s’ils ne parvenaient pas à vous avoir sur l’île, vous tenteriez de le délivrer.
— Ce qui est exactement ce que je compte faire.
Elle lança un regard noir en direction du dos de Nicolas. Il ne lui avait pas dit que c’était une mauvaise idée, mais son ton neutre devenait agaçant à la longue. Elle devait porter secours à Jesse, cela ne faisait aucun doute. Son ami, lui, ne l’aurait jamais laissée entre des mains ennemies.
Nicolas gardait la tête baissée et les yeux sur le fusil qu’il était en train d’essuyer avec un chiffon. Il percevait l’agitation grandissante de la jeune femme. Son expérience de GhostWalker lui suggérait que son anxiété était due à la promiscuité que la situation lui imposait. Si l’on ajoutait à cela son chagrin et l’état de choc dans lequel elle se trouvait, le résultat était explosif.
— Je ne vois pas d’autre solution, reconnut-il. Puisqu’ils savent que nous allons nous attaquer à eux, nous devrons nous montrer plus malins qu’eux, d’autant plus que nous avons un tueur à nos trousses.
— Je suis heureuse que vous compreniez.
Elle rinça la boue de ses vêtements avant de les étendre pour les faire sécher. Elle se tourna ensuite et regarda Nicolas poser son fusil et tirer quelques objets de son sac, dont une taie d’oreiller qu’elle reconnut comme provenant de sa chambre.
Nicolas ouvrit une petite boîte métallique et en tira une pastille qu’il installa sur une petite plaque. Dahlia ressentait le besoin de garder ses distances, mais elle ne put s’empêcher d’approcher, les yeux brillants de curiosité.
— Qu’est-ce que c’est ?
— J’ai des allumettes étanches quelque part. Quelques objets ont pris l’humidité. Nous sommes restés longtemps dans l’eau. (Il craqua une allumette.) C’est une pastille de combustion qui devrait nous donner assez de chaleur pour faire cesser vos tremblements.
Dahlia sentait déjà la chaleur qui montait de cette flambée improvisée.
— Qu’avez-vous d’autre dans votre sac ? J’imagine que vous n’avez pas emporté de nourriture ?
— Bien sûr que si. Je ne pars jamais sans mon casse-croûte.
Un éclair d’amusement passa dans les yeux de Nicolas, et Dahlia sentit une vague de chaleur l’envelopper. C’était une sensation infime, mais c’était la première fois que cela arrivait. Dahlia croisa les bras et se tourna vers la flamme pour résister à la tentation. Cela ne dura pas longtemps.
Nicolas commença à poser des armes sur la caisse en bois qui servait de table. Deux couteaux qu’il tira de ses bottes. Deux autres qu’il transportait dans un harnais collé contre ses côtes. Encore un qu’il sortit d’un fourreau situé entre ses omoplates. Un Beretta 9 mm et un ceinturon rempli de munitions. Dahlia regarda cet arsenal, estomaquée.
— Eh bien, vous n’êtes pas du genre à partir à l’aventure les mains vides.
— On n’est jamais trop prudent.
Elle observa ses mouvements fluides et ses yeux en alerte. De toute évidence, il était mortellement dangereux.
— Vous êtes une arme à vous seul.
Il lui adressa un petit sourire furtif qui ne se refléta pas dans ses yeux.
— Exactement. C’est ce qu’on appelle être bien préparé.
À la grande gêne de Dahlia, il ôta ses vêtements trempés et les jeta dans un coin. Il n’avait pas la moindre pudeur, et malgré toute sa détermination, elle ne pouvait empêcher son regard de dévier constamment vers lui. Il semblait immense par rapport à la pièce, et à elle. Il était grand, avec des épaules larges et des muscles saillants. Il se tourna un peu et elle aperçut l’horrible plaie sur ses côtes, au niveau de son cœur.
— Vous êtes blessé.
Il haussa les épaules.
— Ça date d’il y a quelques semaines. C’est presque guéri.
Il sortit le kit de premier secours de son sac.
Pour Dahlia, la blessure n’avait l’air ni presque guérie, ni vieille de quelques semaines. Elle semblait à vif et douloureuse.
— Vous auriez dû me le dire.
Le soldat riva ses yeux noirs sur le visage de Dahlia. Elle n’arrivait pas à deviner ses pensées, mais quelque chose dans son regard la mettait mal à l’aise.
— Qu’auriez-vous pu y faire ?
— J’aurais fait plus d’efforts pour me retenir de perdre connaissance.
Elle le regarda appliquer une poudre, puis une crème sur la plaie, qu’il recouvrit ensuite d’un grand pansement.
— Vous en êtes capable ?
Elle haussa les épaules.
— Parfois. Tout à l’heure, j’ai dépassé mes limites, mais, avec un peu plus de stimulation, j’aurais peut-être réussi à me forcer à continuer.
Ses bras et ses jambes étaient encore contractés par les efforts fournis dans l’eau. Elle se massa les biceps.
— Au moins, cela vous aurait évité d’avoir à me porter en plus de votre sac et de votre fusil.
— Vous ne pesez pas assez lourd pour être un fardeau.
Elle se détourna de lui pour revenir à la chaleur de la pastille de combustion. Elle était consciente de sa petite taille. Même Jesse la taquinait en lui disant qu’il était temps qu’elle grandisse. C’était un sujet délicat, mais elle essayait toujours de cacher que cela la dérangeait.
— Tenez, des lingettes nettoyantes pour le visage. Ensuite, nous pourrons dîner.
Dahlia se retourna lorsqu’il lui lança la petite boîte de lingettes. Elle la saisit au vol et comprit qu’il testait ses réflexes.
— Je vais bien, Nicolas. J’ai perdu connaissance à cause de la surcharge d’énergie, pas parce que j’étais trop faible pour continuer. Cela m’arrive souvent. J’essaie d’éviter les situations susceptibles de provoquer cela. Franchement, vous n’avez pas à vous inquiéter. Je suis tout à fait remise. D’ailleurs, comme je peux utiliser pour mon propre compte une grande partie de l’énergie, je suis physiquement plus endurante que la moyenne.
Nicolas observa le visage détourné de la jeune femme tout en enfilant un jean sec. Elle n’avait pas l’air bien du tout. Elle paraissait pâle et triste. Il ne savait pas comment la réconforter. Les femmes n’étaient pas son fort. Comme elle n’arrivait pas à ôter la boue de son visage, il lui prit la lingette des mains et le fit à sa place, maladroitement.
L’instinct de survie de Dahlia lui ordonnait de reculer, mais elle résista et se retint de bouger. Nicolas n’était jamais maladroit, en tout cas pas dans les situations dans lesquelles elle l’avait vu évoluer. Pourtant, elle percevait à quel point il était mal à l’aise, et comprit qu’il tentait de l’apaiser.
— Whitney est mort. On l’a éliminé car il essayait de protéger les hommes de mon unité qui lui avaient servi de cobayes pour ses expériences. Après sa mort, on a retrouvé plusieurs bandes vidéo. Vous y apparaissiez, et c’est ce qui nous a menés jusqu’à vous. Sur toutes celles vous montrant en train d’apprendre les arts martiaux, vous aviez toujours un temps d’avance sur votre adversaire. Vous sentiez l’énergie s’approcher de vous avant qu’il ait eu le temps de bouger, n’est-ce pas ?
Il ôta ce qui restait de boue sur son visage, avec des gestes si doux qu’elle les sentait à peine, mais l’air, électrique, crépitait entre eux.
La voix de Nicolas était pleine de respect et d’admiration. Dahlia tenta de ne pas laisser paraître que cela l’affectait, mais son cœur tressaillit étrangement lorsqu’elle entendit ces paroles. Elle hocha la tête.
— C’est à peu près cela. Toute chose diffuse de l’énergie, y compris les émotions. Lorsque je m’entraîne avec quelqu’un, je perçois la force de l’attaque avant qu’elle m’atteigne. Et je peux me servir, moi aussi, de cette même énergie.
— C’est époustouflant, même pour une GhostWalker. Mais vous n’êtes pas télépathe ?
— Si, mais faiblement. Généralement, je ne parviens pas à établir le contact, même avec Jesse, qui est pourtant très puissant. C’est vous qui m’avez avertie, n’est-ce pas ? J’ai entendu votre voix qui me prévenait du danger. Vous devez être très puissant, vous aussi. (Elle regarda les ombres dans ses yeux.) Pourquoi vous êtes-vous baptisés les GhostWalkers ?
Ce nom ne lui déplaisait pas. Elle trouvait même un certain réconfort à savoir qu’il existait d’autres personnes comme elle. Qu’elle n’était pas seule au monde, et qu’elle faisait partie d’une communauté, même si elle n’en connaissait pas les membres.
— Parce qu’on nous a enfermés dans des cages et qu’on ne nous considérait plus comme des êtres humains. Nous n’existions plus, nous n’étions plus que des fantômes. Et nous savions que nous pouvions nous évader dans l’ombre, dans la nuit, et que nous y serions tout-puissants.
Il plaça deux doigts sous le menton de la jeune femme et lui souleva le visage pour inspecter son travail.
— Voilà, je crois qu’il n’en reste plus.
Il ôta la main, ce qui la priva de sa chaleur. Elle l’observa ensuite pendant qu’il se nettoyait le visage.
— Qui cela, nous ?
— Whitney s’était dit que son expérience avait échoué parce que les orphelines étaient des enfants, trop jeunes et pas assez disciplinées pour supporter les effets de ses modifications. Il a attendu quelques années, au terme desquelles il pensait avoir suffisamment affiné le procédé, puis a choisi des volontaires dans le milieu militaire en se disant que des hommes surentraînés et rompus à la discipline s’en sortiraient mieux.
— J’imagine que ça n’a pas été le cas.
Elle lui prit la lingette des mains et lui fit signe de se baisser. Puis elle essuya à son tour la boue qui souillait le visage du sniper.
Nicolas sentit son corps se vider de son air. Elle ne le touchait pas réellement, pas avec ses doigts, pas peau contre peau, mais c’était pourtant le sentiment qu’il avait. Le manque d’oxygène lui brûlait les poumons, à moins que ce soit son corps qui brûle pour autre chose, quelque chose de beaucoup plus intime. Il n’osait ni bouger ni respirer, de peur qu’elle s’arrête. Ou qu’elle ne s’arrête pas. Il ne savait pas ce qui serait le moins risqué pour lui. Sa réaction était si inattendue, si étrangère à sa nature, qu’il s’immobilisa sous son contact, comme un animal sauvage se préparant à bondir. Il sentait qu’il se recroquevillait sur lui-même, en attente. Mais le plus étrange était qu’il ne savait pas ce qu’il attendait.
L’espace d’un instant, l’air ambiant se chargea de tension et d’électricité. Le courant sautait de la peau de la jeune femme à la sienne, et vice versa.
— Arrêtez, dit-elle à voix basse.
Leurs regards se rencontrèrent violemment. L’air qui pénétra alors dans les poumons de Nicolas était saturé de la fragrance de sa compagne. Il aurait dû percevoir les relents du marais, mais à la place, il ne sentait qu’une odeur de femme. Dahlia. Il s’apercevrait toujours de sa présence. De sa proximité. C’était certainement la preuve de leur affinité.
— Je ne me rendais pas compte que cela venait de moi, dit-il. Je pensais que c’était vous.
— C’est vous, cela ne fait aucun doute.
Elle lui tendit la lingette sale et recula pour mettre un peu de distance entre eux.
Elle leur offrait à tous les deux une opportunité de changer de sujet. Elle ne voulait plus en parler. Nicolas, quant à lui, n’avait pas de certitude. Même si elle s’était éloignée de lui, il était toujours aussi conscient de sa présence. Il se frotta le bras avec la main. Elle était là, sous sa peau, et il n’avait aucune idée de la façon dont elle s’y était immiscée.
— Vous avez vraiment de quoi manger dans votre sac ? demanda-t-elle.
Nicolas laissa la chaleur de son regard incendier le visage de la jeune femme. Elle ne détourna pas les yeux, mais il sentit qu’elle se tendait. Il expira tout l’air qu’il avait dans les poumons. Dahlia n’était pas prête à accepter la moindre portion de lui. Il se détendit et lui sourit. Un sourire rapide, décidé, mâle, qui disait tout et rien à la fois.
— Et aussi du café ou du chocolat.
— Vous devez être magicien.
Dahlia s’éloigna encore un peu et se plaça de l’autre côté de leur table de fortune, comme si la protection offerte par cette caisse branlante pouvait mettre un terme au lien étrange qui s’était établi entre eux et s’intensifiait à chaque seconde. Son cœur battait fort, en un rythme puissant et régulier qui lui indiquait qu’elle était en danger.
Que se passait-il entre eux ? Elle n’en savait rien. Elle ne voulait pas le savoir et désirait que cette sensation disparaisse. Dahlia n’avait pas assez confiance en qui que ce soit pour partager un état de conscience mutuelle aussi total. Et l’énergie qui avait émané de lui avait eu quelque chose de possessif. Un côté à la fois viril et assuré. Très déterminé. Indubitablement sexuel. Elle lui jeta un regard furtif et détourna de nouveau les yeux. C’était un chasseur, un homme qui passait des mois à ne faire rien d’autre que traquer une cible, et qui n’échouait jamais. Dahlia frissonna. Elle n’avait pas envie qu’il s’intéresse à elle.
— Du chocolat, ce serait parfait. Une bonne tasse bien chaude qui m’aiderait à m’endormir.
Elle doutait de réussir à trouver le sommeil, même avec l’aide du chocolat. Elle ne se rappelait pas avoir jamais dormi dans la même pièce que quelqu’un. Cette simple idée lui donnait presque la nausée.
Nicolas sortit un sachet hermétique contenant de la nourriture toute prête. C’était le genre de ration que l’armée fournissait à ses troupes sur le terrain.
— Il y a largement assez pour nous deux, Dahlia.
— C’est comestible ?
— J’en mange tout le temps.
Un petit sourire étira les lèvres de la jeune femme.
— Cela ne m’avance pas beaucoup. J’imagine que vous n’hésiteriez pas à manger des serpents ou des lézards.
— Figurez-vous que c’est succulent, bien préparé. Je mangeais souvent du serpent avec mon grand-père, dans la réserve où j’ai grandi.
Il ne la regardait pas et s’affairait à préparer le repas. Dahlia le cernait désormais beaucoup mieux. La conversation semblait désinvolte, mais quelque chose dans sa voix lui indiqua qu’il venait de lui révéler une chose dont il ne parlait probablement jamais. Il ne portait qu’un jean. Son torse était bronzé et puissamment musclé. Elle ne pouvait s’empêcher de laisser son regard dériver régulièrement vers lui.
Dahlia s’éclaircit la voix.
— C’est votre grand-père qui vous a élevé ?
— Je n’ai pas connu mes parents. Ils sont morts peu après ma naissance. Mon grand-père était un chaman qui suivait les traditions ancestrales. J’ai pris beaucoup de plaisir à grandir à ses côtés. Nous passions des mois dans la montagne à traquer les animaux et à nous fondre dans la nature. C’était un homme bon et j’ai eu énormément de chance de passer mon enfance avec lui.
— Il a dû vous apprendre beaucoup de choses.
— Tout, sauf la seule qui comptait.
Le regret sincère qu’elle perçut dans sa voix la toucha.
— Quoi donc ?
— Comment soigner les choses. Je connais tous les chants et toutes les plantes, mais je n’ai pas hérité de son don de guérisseur.
Nicolas divisa une partie de la nourriture en deux et mit le reste de côté. Il pressentait qu’ils en auraient besoin plus tard, et préférait prendre ses précautions.
— Il m’a appris que toutes les vies étaient importantes, et qu’avant d’apprendre à ôter la vie, nous devrions apprendre à la rendre. Et il en était capable. Vous auriez dû le voir. C’était un homme très gentil et très instruit. Il connaissait également l’histoire de mon peuple et ses coutumes. Il respectait la nature et la vie, et pouvait rétablir l’équilibre d’une situation chaotique par sa simple présence.
Dahlia soupira.
— C’est un portrait très curieux que vous venez de me dresser. Moi, j’avais Milly et Bernadette pour compagnes. Bernadette était en quelque sorte la rebouteuse du bayou. Il n’était pas rare qu’on vienne lui demander son aide. Elle mettait les bébés au monde et traitait tous les problèmes de santé, généralement à partir de plantes et d’herbes. Elle avait un diplôme d’infirmière, mais ce qu’elle savait de plus utile, elle l’avait appris très tôt d’une autre rebouteuse. Elle m’a enseigné beaucoup de choses. J’aimais bien me promener dans le bayou, en plein air, loin de tout le monde.
Elle dut se détourner de lui, refouler son chagrin et sa colère. Tant qu’elle resterait en sa compagnie, elle devrait en permanence se maîtriser. La présence de Nicolas lui permettait de mieux supporter le bombardement d’énergie, mais, par le passé, Dahlia avait déjà perdu le contrôle d’elle-même à plusieurs reprises, et d’autres en avaient subi les conséquences.
— Je suis très fatiguée. Vous pensez que nous devrions monter la garde à tour de rôle ?
— Je ne pense pas que ce soit nécessaire. Il y a assez d’alarmes naturelles dans les parages. Nous nous réveillerions certainement tous les deux sur-le-champ. J’ai le sommeil léger.
Cela, elle n’en doutait pas. Nicolas Trevane semblait très autonome. Il respirait la confiance en soi et l’autorité.
— Je sors quelques minutes. S’il se passe quelque chose cette nuit ou demain, il y a un bateau arrimé un peu plus loin. Il est vieux et vermoulu, mais son réservoir est plein et vous permettra de vous enfuir.
Il s’agissait de l’une des nombreuses échappatoires qu’elle s’était réservées en cas d’urgence.
— Je ne vous quitte pas, Dahlia. J’espère que vous n’envisagez pas de prendre la poudre d’escampette et de vous lancer seule à la poursuite de Jesse.
Elle haussa les épaules.
— Nous sommes adultes, Nicolas. Je dois faire ce qui me semble juste, et je pense qu’il en est de même pour vous. Il est hors de question que j’abandonne Jesse, et je n’ai pas l’intention de vous demander de risquer votre vie et de vous attaquer à ces mercenaires pour le sauver.
— Ma mission est de vous protéger et de vous ramener auprès de Lily. J’imagine que nous allons dans la même direction.
— Jesse m’a un jour montré un petit appartement dans une copropriété, dans le Vieux Carré de La Nouvelle-Orléans. Il y a caché pour moi des vêtements, de l’argent et des papiers d’identité.
Elle ouvrit la porte. Le bruit de la pluie pénétra dans la petite cabane. Elle avança jusqu’au seuil et observa le bayou.
— Vous pensez qu’ils savent qui vous êtes ?
— Je ne pense pas qu’ils le découvriront un jour, répondit Nicolas.
Dahlia prit une profonde inspiration et sortit en refermant la porte derrière elle. La pluie avait diminué d’intensité et s’était transformée en petite bruine. Dès qu’elle fut seule, elle s’affaissa contre le mur de la cabane et posa une main sur sa bouche de peur d’étouffer. Jamais elle n’avait été aussi désarçonnée de toute sa vie. Nicolas avait risqué sa vie pour sauver la sienne. Il l’avait portée à travers le bayou et lui avait donné des vêtements et de la nourriture. Elle ne pouvait pas vraiment détaler comme un lapin pour la seule raison qu’elle n’avait pas l’habitude de vivre avec d’autres personnes.
Peut-être était-ce de la compagnie de Nicolas qu’elle avait peur. Jamais elle n’avait réagi d’une telle manière face à quelqu’un. Elle se disait que c’était dû aux circonstances exceptionnelles, mais Dahlia se connaissait mieux que cela. Elle avait passé la majeure partie de sa vie dans des conditions difficiles, et jamais elle n’avait été à ce point perturbée par la présence d’un homme.
Bien déterminée à terminer la nuit sans se ridiculiser, Dahlia rentra rapidement. Nicolas était le genre de personne à venir vérifier que rien ne lui soit arrivé, et elle n’en avait pas du tout envie. Il y avait une certaine dignité à revenir de son propre chef, sans être effrayée, ou tout du moins en donnant l’impression de ne pas l’être.
Dahlia se dirigea droit vers le matelas. Elle n’allait pas non plus rechigner à partager avec lui le seul endroit où il pourrait s’étendre confortablement. Elle était au-dessus de cela.
— Vous préférez quel côté ? lui demanda-t-il sans la regarder.
Elle eut l’intention de demander le côté extérieur, mais il était bien plus habile avec les armes, et elle était plus petite. Elle pourrait facilement se glisser hors du matelas sans le déranger, alors que le contraire serait impossible.
— Côté mur, merci.
Elle espérait ne pas faire une crise impromptue de claustrophobie.
Nicolas attendit qu’elle soit installée sur le mince matelas. Il savait ce qu’il en coûtait à la jeune femme de lui laisser le côté extérieur. C’était certes plus logique, mais elle avait passé sa vie entière coupée des gens, dans une existence solitaire, avec pour seule compagnie deux femmes plus âgées qu’elle et Jesse Calhoun. Nicolas avait très envie d’une discussion avec ce dernier. Il travaillait forcément pour les personnes qui employaient Dahlia. Mais à quoi leur avait-elle servi ?
Nicolas sentit Dahlia se recroqueviller pour éviter tout contact avec lui lorsqu’il s’étendit de tout son long sur le matelas.
— Ça va aller, Dahlia ?
Elle ferma les yeux en souhaitant qu’il n’ait pas posé cette question. Que sa voix ne soit pas si douce, presque tendre. Que la chaleur de son corps ne l’enveloppe pas et ne fasse pas disparaître les frissons qu’elle avait été incapable de refréner depuis le moment où elle avait découvert les corps de Milly et de Bernadette. Assassinées, sauvagement exécutées.
— Que contient la taie d’oreiller ?
— La taie d’oreiller ?
— Celle de ma chambre. J’ai vu que vous en aviez pris une de mon lit.
— J’ai emporté quelques objets qui me semblaient avoir une valeur sentimentale pour vous et je les ai fourrés dedans. Quelques livres, un pull-over, une peluche. Je n’ai pas eu beaucoup de temps.
Dahlia tourna la tête vers lui.
— C’était très gentil de votre part. Je ne crois pas que beaucoup de gens y auraient pensé dans ces circonstances.
Sa voix endormie évoquait des images de draps de satin. Il n’avait jamais dormi dans des draps de satin de toute sa vie, mais il eut soudain une vision de Dahlia couchée sur un lit, entièrement nue, sa chevelure noire répandue sur l’oreiller, en train de le regarder à la lumière caressante d’une chandelle. Il jugea plus prudent de ne pas répondre. Et malgré le manque de confort et la fatigue, il craignait la réaction de son corps.
Il lui tourna le dos en lui laissant le plus de place possible et prit le contrôle de sa respiration, afin de la ralentir jusqu’à ce qu’il trouve le sommeil. Il toucha une fois le fusil posé au bord du matelas et le Beretta à côté de sa main. Il sentait le contour de son couteau, toujours dans son fourreau, prêt à être dégainé en cas d’urgence. Si jamais les ennemis de Dahlia retrouvaient leur trace, il était prêt à les recevoir.